Des données récentes suggèrent que la dépendance aux drogues et l’état
de stress post traumatique pourraient résulter d’un hyperfonctionnement
des processus de réactivation de la mémoire.
Quand on parle de troubles de mémoire, on pense immédiatement à des
perturbations de la mémoire et notamment à la maladie d’Alzheimer.
Cependant, un certain nombre de pathologies psychiatriques, comme la
dépendance aux drogues et l’état de stress post traumatique (ESPT), qui
se caractérisent par des remémorations continuelles d’un même épisode,
pourraient être dues à des troubles de la mémoire d’un autre type, comme
un hyperfonctionnement comme des données récentes suggèrent. Pour
comprendre la démarche qui a conduit à de telles conclusions, il nous
faut faire un petit détour littéraire puis expérimental.
Adulte, Proust déguste une cuillerée de thé dans
laquelle il a trempé un petit morceau de madeleine. A sa grande
surprise, il ressent en lui une joie profonde et inexplicable. Il en
cherche vainement la cause jusqu’à ce que soudain, la scène s’anime. Il
est à Combray, le dimanche, dans la chambre de sa tante Léonie qui lors
de ses visites lui donnait toujours à goûter une cuillerée de tilleul
accompagnée d’une madeleine. Proust témoigne alors du flot de souvenirs
qui lui reviennent en mémoire, souvenirs si lointains qu’il les pensait
oubliés à tout jamais : ses souvenirs d’enfance. Sans qu’il n’entame la
moindre recherche, les souvenirs de Proust ont surgi en sa conscience
grâce à un indice (ou indice de rappel), constitué ici du goût si
particulier d’un mélange d’infusion et de gâteau.
Cette anecdote, relatée par Proust (1913) dans À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, trouve inévitablement un écho chez chacun d’entre nous. Il
arrive souvent que des souvenirs nous reviennent en mémoire après que
l’on ait croisé un détail dans notre environnement, que notre esprit a
aussitôt associé, sans que nous n’en ayons conscience, à un épisode du
passé. Par cet exemple, nous pouvons mesurer l’importance que
peuvent prendre des indices de l’environnement qui constituent de
véritables clés pour accéder à certains souvenirs.
Venons en à notre détour expérimental. Le rat est un
modèle de choix pour l’étude de la mémoire. Depuis de nombreuses années,
nous travaillons avec lui sur une « modélisation de la madeleine de
Proust ». Nous apprenons aux animaux à se rendre dans le bras éclairé
d’un labyrinthe en « Y » afin, pour certains, d’obtenir une récompense
alimentaire (renforcement positif), et pour d’autres, d’échapper à un
léger choc électrique (renforcement négatif) délivré par le plancher.
Après une certaine période de temps, les animaux sont exposés à des
indices de rappel (la lumière, le contexte, le choc électrique ou la
récompense....), juste avant d’être replacés dans le labyrinthe pour une
épreuve de rétention. Nos données indiquent que la présentation de cet
indice est capable de faciliter la performance de rétention. Après avoir
mis en évidence ces processus, nous en avons recherché les bases
neurobiologiques. Nous avons ainsi pu montrer que pour être efficace,
l’indice de rappel devait avoir acquis une certaine valeur émotionnelle
(positive ou négative) et que sa présentation activait un circuit
cérébral impliquant l’amygdale, le cortex préfrontal et le striatum,
ainsi qu’un certain nombre de neuromodulateurs. Ces données indiquent
que, dans des conditions de renforcement naturel, l’on peut favoriser le
rappel d’un épisode en présentant un indice de rappel et montrent que
cette réactivation s’accompagne de la mise en jeu d’un circuit
amygdalo-préfronto-striatal.
Parallèlement à ces travaux s’est
développée une recherche sur les processus de dépendance aux drogues. On
sait depuis longtemps que ce qui maintient la dépendance est le risque de rechute qui demeure élevé, même après des années d’abstinence.
Lorsque le sujet rencontre dans son environnement des objets, des
personnes ou des lieux fortement associés à la prise de drogue, il
ressent une violente envie de drogue qui peut entraîner la rechute. Les
sujets abstinents se disent hypersensibles à de tels indices et
refusent souvent de sortir de chez eux pour ne pas être exposés à des
telles situations. Les nombreuses recherches entreprises, tant chez
l’homme - en imagerie cérébrale - que chez l’animal indiquent que
l’exposition à des indices liés à la prise de drogue induit l’activation
d’un circuit amygdalo-préfronto-striatal, ainsi que la mise en jeu de
certains neuromédiateurs identiques à ceux mis en jeu par les indices de
rappel.
L’ensemble de ces données indique que la présentation
d’un indice élément important d’un épisode particulier est capable
d’entraîner la réactivation du souvenir de cet épisode. Ce processus,
lorsqu’il intervient dans des conditions naturelles, constitue une des
voies du rappel en mémoire. Cependant, lorsque l’épisode implique des
substances anormalement positives, comme des drogues d’abus, ce
processus semble se déréguler. Le sujet devient alors hyper-sensible aux
éléments de l’environnement entraînant des reviviscences incontrôlables
des épisodes de drogues, entretenant l’envie de drogue, facteur
déterminant de la rechute et du maintien de la pathologie. En suivant ce
raisonnement, on peut faire la prédiction que des phénomènes similaires
doivent être obtenus lorsque le sujet est exposé à des stimuli très négatifs, comme un stress intense.
L’état de stress post traumatique (ESPT) correspond à
une pathologie qui se développe chez certains sujets qui ont été exposé à
des événements dramatiques au cours desquels leur intégrité physique a
été menacée. L’ESPT peut se développer chez des personnes qui ont subi
des agressions ou des abus sexuels, ainsi que chez des soldats en
période de guerre ou chez des pompiers en cas d’attentats ou d’accidents
dramatiques. Une des caractéristiques principales de cette pathologie
est que les sujets revivent l’événement traumatique à répétition et sont
incapables de bloquer ces réactivations. Les patients décrivent une
hyper-réactivité à des stimuli présentant des
ressemblances avec ceux impliqués dans l’événement traumatique et s’en
protègent en évitant toute situation où ils pourraient être confrontés à
des facteurs déclenchants. Ces reviviscences maintiennent l’anxiété des
sujets et peuvent entraîner des troubles dépressifs majeurs. Là encore
les études d’imagerie cérébrale indiquent que l’exposition à des stimuli
qui entraînent des reviviscences de l’événement traumatique
s’accompagne de l’activation d’un circuit comparable à celui
préalablement décrit, ainsi qu’à la participation de mêmes
neuromédiateurs.
Ainsi, il semble bien que l’utilisation de stimuli
hors normes, soit trop positifs - comme les drogues - soit trop
négatifs - comme les événements traumatiques - induisent une
hyper-réactivité aux indices environnementaux qui dans les deux cas se
traduisent par des reviviscences intenses et incontrôlées des événements
associés.
C’est un changement radical de la façon de considérer ces pathologies. Jusqu’à
présent on pensait que la drogue ou le stress intense modifiait le
fonctionnement du cerveau et notamment des systèmes de récompense. Si
nos hypothèses se révèlent exactes, ces pathologies résulteraient plutôt
de « troubles de mémoire » dus à l’utilisation de renforcement hors
normes, se caractérisant par une hypersensibilité à la réactivation
mnésique. Cette redéfinition ouvre de nouvelles voies
thérapeutiques et donc de nouveaux espoirs de guérisons pour ces
maladies au long cours, ainsi que d’autres comme les phobies et les
troubles obsessionnels compulsifs.
Résumé
On sait qu’un goût, une image ou une odeur peut
réactiver un souvenir ancien. Des recherches menées chez le rat montre
que cette réactivation par indice met en jeu un circuit
amygdalo-préfronto-striatal, ainsi que plusieurs systèmes de
neuromodulateurs. La rechute dans les processus d’addiction est liée à
sur une hypersensibilité à des indices associés à la prise de drogue qui
repose sur les mêmes processus. Une dérégulation de la réactivation par
indice est également obtenue lors de l’état de stress post traumatique
(ESPT), une pathologie des sujets ayant vécu un événement traumatique,
comme un attentat, qui se caractérise par une hypersensibilité aux
indices environnementaux entraînant des reviviscences traumatiques et
reposant sur un circuit cérébral proche de celui du rappel par indice.
Ainsi, l’utilisation d’agents hors normes, drogues ou stress intense,
conduit à une dérégulation de la réactivation et du rappel des
souvenirs. Cette nouvelle façon de considérer ces pathologies
psychiatriques devrait conduire au développement de nouvelles voies
thérapeutiques.
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