lundi 29 juillet 2013

Et si certaines pathologies psychiatriques résultaient de troubles de mémoire ?

Des données récentes suggèrent que la dépendance aux drogues et l’état de stress post traumatique pourraient résulter d’un hyperfonctionnement des processus de réactivation de la mémoire.

Quand on parle de troubles de mémoire, on pense immédiatement à des perturbations de la mémoire et notamment à la maladie d’Alzheimer. Cependant, un certain nombre de pathologies psychiatriques, comme la dépendance aux drogues et l’état de stress post traumatique (ESPT), qui se caractérisent par des remémorations continuelles d’un même épisode, pourraient être dues à des troubles de la mémoire d’un autre type, comme un hyperfonctionnement comme des données récentes suggèrent. Pour comprendre la démarche qui a conduit à de telles conclusions, il nous faut faire un petit détour littéraire puis expérimental.

Adulte, Proust déguste une cuillerée de thé dans laquelle il a trempé un petit morceau de madeleine. A sa grande surprise, il ressent en lui une joie profonde et inexplicable. Il en cherche vainement la cause jusqu’à ce que soudain, la scène s’anime. Il est à Combray, le dimanche, dans la chambre de sa tante Léonie qui lors de ses visites lui donnait toujours à goûter une cuillerée de tilleul accompagnée d’une madeleine. Proust témoigne alors du flot de souvenirs qui lui reviennent en mémoire, souvenirs si lointains qu’il les pensait oubliés à tout jamais : ses souvenirs d’enfance. Sans qu’il n’entame la moindre recherche, les souvenirs de Proust ont surgi en sa conscience grâce à un indice (ou indice de rappel), constitué ici du goût si particulier d’un mélange d’infusion et de gâteau.

Cette anecdote, relatée par Proust (1913) dans À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, trouve inévitablement un écho chez chacun d’entre nous. Il arrive souvent que des souvenirs nous reviennent en mémoire après que l’on ait croisé un détail dans notre environnement, que notre esprit a aussitôt associé, sans que nous n’en ayons conscience, à un épisode du passé. Par cet exemple, nous pouvons mesurer l’importance que peuvent prendre des indices de l’environnement qui constituent de véritables clés pour accéder à certains souvenirs.

Venons en à notre détour expérimental. Le rat est un modèle de choix pour l’étude de la mémoire. Depuis de nombreuses années, nous travaillons avec lui sur une « modélisation de la madeleine de Proust ». Nous apprenons aux animaux à se rendre dans le bras éclairé d’un labyrinthe en « Y » afin, pour certains, d’obtenir une récompense alimentaire (renforcement positif), et pour d’autres, d’échapper à un léger choc électrique (renforcement négatif) délivré par le plancher. Après une certaine période de temps, les animaux sont exposés à des indices de rappel (la lumière, le contexte, le choc électrique ou la récompense....), juste avant d’être replacés dans le labyrinthe pour une épreuve de rétention. Nos données indiquent que la présentation de cet indice est capable de faciliter la performance de rétention. Après avoir mis en évidence ces processus, nous en avons recherché les bases neurobiologiques. Nous avons ainsi pu montrer que pour être efficace, l’indice de rappel devait avoir acquis une certaine valeur émotionnelle (positive ou négative) et que sa présentation activait un circuit cérébral impliquant l’amygdale, le cortex préfrontal et le striatum, ainsi qu’un certain nombre de neuromodulateurs. Ces données indiquent que, dans des conditions de renforcement naturel, l’on peut favoriser le rappel d’un épisode en présentant un indice de rappel et montrent que cette réactivation s’accompagne de la mise en jeu d’un circuit amygdalo-préfronto-striatal.

Parallèlement à ces travaux s’est développée une recherche sur les processus de dépendance aux drogues. On sait depuis longtemps que ce qui maintient la dépendance est le risque de rechute qui demeure élevé, même après des années d’abstinence. Lorsque le sujet rencontre dans son environnement des objets, des personnes ou des lieux fortement associés à la prise de drogue, il ressent une violente envie de drogue qui peut entraîner la rechute. Les sujets abstinents se disent hypersensibles à de tels indices et refusent souvent de sortir de chez eux pour ne pas être exposés à des telles situations. Les nombreuses recherches entreprises, tant chez l’homme - en imagerie cérébrale - que chez l’animal indiquent que l’exposition à des indices liés à la prise de drogue induit l’activation d’un circuit amygdalo-préfronto-striatal, ainsi que la mise en jeu de certains neuromédiateurs identiques à ceux mis en jeu par les indices de rappel.

L’ensemble de ces données indique que la présentation d’un indice élément important d’un épisode particulier est capable d’entraîner la réactivation du souvenir de cet épisode. Ce processus, lorsqu’il intervient dans des conditions naturelles, constitue une des voies du rappel en mémoire. Cependant, lorsque l’épisode implique des substances anormalement positives, comme des drogues d’abus, ce processus semble se déréguler. Le sujet devient alors hyper-sensible aux éléments de l’environnement entraînant des reviviscences incontrôlables des épisodes de drogues, entretenant l’envie de drogue, facteur déterminant de la rechute et du maintien de la pathologie. En suivant ce raisonnement, on peut faire la prédiction que des phénomènes similaires doivent être obtenus lorsque le sujet est exposé à des stimuli très négatifs, comme un stress intense.

L’état de stress post traumatique (ESPT) correspond à une pathologie qui se développe chez certains sujets qui ont été exposé à des événements dramatiques au cours desquels leur intégrité physique a été menacée. L’ESPT peut se développer chez des personnes qui ont subi des agressions ou des abus sexuels, ainsi que chez des soldats en période de guerre ou chez des pompiers en cas d’attentats ou d’accidents dramatiques. Une des caractéristiques principales de cette pathologie est que les sujets revivent l’événement traumatique à répétition et sont incapables de bloquer ces réactivations. Les patients décrivent une hyper-réactivité à des stimuli présentant des ressemblances avec ceux impliqués dans l’événement traumatique et s’en protègent en évitant toute situation où ils pourraient être confrontés à des facteurs déclenchants. Ces reviviscences maintiennent l’anxiété des sujets et peuvent entraîner des troubles dépressifs majeurs. Là encore les études d’imagerie cérébrale indiquent que l’exposition à des stimuli qui entraînent des reviviscences de l’événement traumatique s’accompagne de l’activation d’un circuit comparable à celui préalablement décrit, ainsi qu’à la participation de mêmes neuromédiateurs.

Ainsi, il semble bien que l’utilisation de stimuli hors normes, soit trop positifs - comme les drogues - soit trop négatifs - comme les événements traumatiques - induisent une hyper-réactivité aux indices environnementaux qui dans les deux cas se traduisent par des reviviscences intenses et incontrôlées des événements associés.

C’est un changement radical de la façon de considérer ces pathologies. Jusqu’à présent on pensait que la drogue ou le stress intense modifiait le fonctionnement du cerveau et notamment des systèmes de récompense. Si nos hypothèses se révèlent exactes, ces pathologies résulteraient plutôt de « troubles de mémoire » dus à l’utilisation de renforcement hors normes, se caractérisant par une hypersensibilité à la réactivation mnésique. Cette redéfinition ouvre de nouvelles voies thérapeutiques et donc de nouveaux espoirs de guérisons pour ces maladies au long cours, ainsi que d’autres comme les phobies et les troubles obsessionnels compulsifs. 

Résumé 

On sait qu’un goût, une image ou une odeur peut réactiver un souvenir ancien. Des recherches menées chez le rat montre que cette réactivation par indice met en jeu un circuit amygdalo-préfronto-striatal, ainsi que plusieurs systèmes de neuromodulateurs. La rechute dans les processus d’addiction est liée à sur une hypersensibilité à des indices associés à la prise de drogue qui repose sur les mêmes processus. Une dérégulation de la réactivation par indice est également obtenue lors de l’état de stress post traumatique (ESPT), une pathologie des sujets ayant vécu un événement traumatique, comme un attentat, qui se caractérise par une hypersensibilité aux indices environnementaux entraînant des reviviscences traumatiques et reposant sur un circuit cérébral proche de celui du rappel par indice. Ainsi, l’utilisation d’agents hors normes, drogues ou stress intense, conduit à une dérégulation de la réactivation et du rappel des souvenirs. Cette nouvelle façon de considérer ces pathologies psychiatriques devrait conduire au développement de nouvelles voies thérapeutiques.

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